C’est
fou ce qu’on peut entendre et voir dans un train en l’espace d’une heure, sans
même bouger de place.
Je suis côté couloir, vient s’asseoir à ma diagonale
(dans un espace de quatre sièges disposés en carré), un homme d’une trentaine d’années.
Type lambda, physique israélien, bronzé, lunettes de soleil sur la tête, qui
traîne des pieds à cause de la chaleur et parle trois décibels plus haut que la
normale mondiale.
Ce type devient intéressant et
se transforme en véritable Superman quand il
décide d’organiser au téléphone le barbecue du soir.
Organiser de A à A son barbecue entre potes. Mais pas « organiser »
genre j’envoie un message à tous les copains en
disant qui doit ramener quoi, non organiser comme si
sa vie, celle de sa famille, la mienne ainsi que celle de tous les habitants de
la planète en dépendaient. Comme si tout allait s’arrêter, d’un coup, comme ça, si la
cuisson des merguez est foirée, si les chips sont molles et les assiettes sont en
carton.
C’est
donc
avec un ton très dramatique que l’homme commence par appeler l’ami n°1.
J'ai tout de suite pensé qu’il allait lui annoncer une tragique
nouvelle car
il a commencé par un "écoute-moi", digne d’une réplique foireuse de
Bergman du genre "écoute-moi, il n’y a plus de krisprolls pour le petit-déjeuner il va falloir que tu mettes tes
sabots en bois et que tu ailles en chercher à l'épicerie du village voisin situé à 80 km."
Bref,
s’en est suivi tout un discours sur le fait qu’il ne pensait pas qu’il faille
apporter de viande en plus, car il était déjà passé
chez le boucher le matin et que comme untel et unetelle ont décommandé, il allait
y avoir largement de quoi manger.
Sous-entendu : ce untel et unetelle sont deux gros porcs, ils mangent pour dix et se resservent en plus.
Moi
je dis ça je dis rien mais j’aimerais pas être à leur place, vu la réputation
qu’il leur fait.
Durée de l'appel : dix minutes.
On passe à l’ami n°2. Après avoir répété la même chose à propos de la viande, il enchaîne sur le problème des bières. Et oui les enfants un barbecue sans bières c’est pas un barbecue. Au lieu de régler le problème en deux secondes en demandant à sa femme de vérifier combien de bières il restait dans le frigo, Superman décide de s’inventer des dons de pachyderme et de se souvenir combien il lui en reste, en fermant les yeux, levant la tête et fronçant le nez (position ô combien confortable pour tenter de se souvenir de quelque chose). Mais fais ça avant d’appeler gars ! Au lieu de dire "non attends, hier j’en ai bu une, ma femme aussi, euh…il en restait 3 packs, 3 de 6 bières bla bla bla…" Mais je m’en tape de ta vie et je dis ça je dis rien ton pote aussi je suis sûre qu'il s’en tape aussi.
Durée de l'appel : douze minutes.
L’ami n°3 est inutile car il n'a pas réussi à le joindre, quoique, le message vocal laissé est assez mémorable, ça donnait ça en gros : "Salut ami n°3, juste pour te dire que je viens de parler à l’ami n°1 et 2, pas besoin de kebab en plus, ni de bières, mais rappelle-moi, il faut que je te parle d’un truc important." Tout ça avec un air grave sur le visage, la voix basse. Je dis ça je dis rien, mais il a fait exprès de pas répondre ton pote, il savait que t’allais lui prendre la jambe pendant des heures.
Durée de l'appel : trois minutes.
Superman
a décidément le sens de la narration, du suspense, il garde le meilleur pour
la fin. L’ami n° 4. Mon préféré. C’est l’ami qui en a tellement rien à secouer du
barbecue, qu’il a oublié et a prévu d’aller au cinéma avec une copine. La
chose la plus dingue, c’est qu’au lieu de lui faire la morale et d’enchaîner
sur la moutarde ou le ketchup à ne pas oublier, Superman lui demande quel film il avait
prévu de voir, à quel cinéma et avec quelle amie précisément. La discussion
dérive alors sur le fait qu’un acteur israélien a fait son coming out il y a quelques jours et
que nombreuses sont les fan(e)s déçues par cette nouvelle. Quelques secondes
après, nous arrivons à l'arrêt Tel Aviv Hashalom, Superman prend sa sacoche à moitié vide et se précipite vers la sortie.
Je
ne
saurais jamais comment s’est fini la conversation, ni ce que l’ami n°4
voulait voir au cinéma, ni pourquoi cette organisation a pris une
tournure militaire, tout ce que je sais c’est que d’entendre parler de
viande
pendant une demi heure m’avait donné une dalle énorme. D’un regard
profond
et noir j’ai vérifié combien d’argent j’avais sur moi pour me payer un
steak. J’avais de quoi m'en payer le gras, à la limite, et que d’un
geste détaché j'ai alors refermé mon portefeuille, serré les dents,
croisé
mes bras et me suis dis « Enc*** de ta ra** je te c***** au m***,
prochaine fois que je te croise dans le train je te fais bouffer ton
portable
si tu ne m'invites pas chez toi pour me faire bouffer de la bonne
barbaque. »