30.12.14

Yiddish Mamma

Nous sommes le 29 décembre, il est environ 16h30 et le soleil commence à s'éteindre.
Oui le soleil s'éteint, comme une lampe.
Depuis quelques semaines se prépare la production du prochain film, et sont présents dans nos bureaux les responsables de l'organisation.
Principalement deux jeunes femmes, Lior et Inbal.
Elles s'ajoutent donc aux éléments journaliers de la société: le big boss, "M" le fils du big boss (celui ci souhaite gardé l'anonymat) Eva, et moi même.

Toute la petite équipe s'entend à merveille, et une journée banale et commune touche à sa fin.
La nuit arrive timidement, les fenêtres sont fermées une à une car on ressent de plus en plus la fraîcheur des jours d'hiver, les cernes se creusent sur certains visages, bref ai envie de me casser pour manger un hamburger (prévue le soir même entre copines) et donc d'abréger les quelques heures à venir.

Soudain, Eva, au téléphone avec sa mère (elle parle russe seulement avec sa mère) élève la voix. Même si ce langage m'échappe, je reconnais les signes d'une grosse colère ou d'une crise de nerfs. Plus la voix d'Eva s'élève, plus celles du bureau se font discrètes, je suis la seule dépourvue de camarade téléphonique et toutes les personnes présentes autour de moi sont en ligne.
La conversation d'Eva se fait de plus en plus haché, on comprend que sa mère argumente de l'autre côté du fil, et les sanglots viennent s'ajouter aux cris précédents.
Les sanglots sont là sans être là, on peut sentir qu'ils vont faire très vite leur coming out.

Le Derrick qui est en moi comprend alors que ça sent le sapin (ou le pâté, ou le pâté au sapin, ou le sapin tartiné de pâté) bref que ça sent le roussi grave!
Je me redresse alors avachie sur ma table, Inbal dans le bureau situé derrière moi sort de son trou, toujours pendue à son téléphone portable, Lior en face d'Eva se retourne, Eva dans le coin du bureau est hors de ma vue, les premières larmes commencent à sortir, les sanglots nous empêche de comprendre ce qu'elle dit (oui juste les sanglots car nous sommes évidemment tous bilingue russe) la colère a fait place à la détresse, nous attendons le signal: qu'elle raccroche.

Lior se met droit devant elle, Inbal raccroche mais reste encore près de moi, je me lève (et enfile mes chaussures que je déchausse pour plus de confort) et nous nous regardons les yeux écarquillés.
Le ciao à la russe est là, suivi du téléphone qui s'abat violemment sur le combiné, telles des gazelles d'Afrique poursuivies par des lions, nous accourons vers Eva, affaiblie et rouge de pleurs elle se lève et rassemble ses affaires!

L'heure est grave, Inbal lui demande si tout va bien et je comprends alors: "Ma mère est morte..."

Silence, Inbal va chercher un verre d'eau à Eva.
Je comprends alors qu'elle parlait à son père (que je croyais disparu) et que les mots ne seront jamais assez forts pour la réconforter.

Eva boit une gorgée, Lior (qui connait beaucoup moins Eva) dit alors "ié besseder" (tout ira bien). Comment peut elle oser dire ça ? Inbal demande à la pauvre femme affaiblie "en es tu sûre?" je crois que c'est plutôt clair quand quelqu'un passe de l'autre côté, je cherche comment dire "mes condoléances" en hébreu et essaye de ne pas gêner Eva qui de gauche à droite tente de retrouver ses clés de voiture. Je suis plus choquée par la manière dont les filles prennent la chose plutôt que la triste nouvelle elle-même. M. alors arrive à grands pas et Lior lui glisse un discret rapport de la situation. M. lui demande "tu en es sure depuis combien de temps?", mais au bon D.ieu depuis quand demande-t-on des choses pareilles?

Lior recommence à travailler et Inbal me regarde désorientée. M. tente de raisonner Eva en lui demandant comment elle peut en être sure...

J'entends Eva lui répondre qu'elle ne répond pas au téléphone depuis une heure, et qu'elle devait être arrivée chez sa grand-mère depuis 40 minutes déjà. Elle, sa fille de 13 ans, elle l'adolescente qui était chez une amie rencontrée dans le bus en chemin pour sa mère grand, elle qui n'entendait pas son téléphone sonner dans son sac....

Non sa mère n'est pas morte, sa fille a juste disparu.

En entendant la bonne nouvelle je lâche donc un ouffff de soulagement et esquisse un sourire.

A ce moment là, la fille n'avait toujours pas donné signe de vie, la nuit avait pris siège et la pluie la rejoignait... Trois yiddish mamma étaient présentes dans le bureau, Eva, le big boss et M son fils.
Les dix minutes suivantes étaient un supplice, un enchainement de suppositions foireuses quant au destin de la jeune adolescente, parmi lesquelles: "elle a glissée dans la rue à cause de la pluie et son portable s'est cassé l'ambulance n'a donc pas pu t'appeler pour te prévenir, appelons tous les hôpitaux de la région" ou encore "alors qu'elle était dans le bus, elle a cru reconnaître un ami de loin, et elle ne portait pas ses lunettes, du coup elle est sortie du bus avant l'arrêt prévu, et s'est rendue compte trop tard une fois que le bus était déjà trop loin que ce n'était pas son ami et là elle a glissé à cause de la pl...blablabla"

Heureusement la petite rappela sa mère, Lior se roula une cigarette, Inbal rappela son correspondant, le big boss entra aux toilettes, M. se fit un café et moi me déchausser de nouveau.

Je ne sais pas comment j'ai pu confondre les termes fille et mère ainsi que disparue et morte, un moment de fatigue je crois, la faim était trop grande, il me fallait un hamburger.
Je remercie seulement mon cerveau tout endormi qui n'avait pas à retrouver les termes "mes condoléances", qui aurait très surement provoqué un incident diplomatique.

22.3.14

Le grand méchant loup !

Le vendredi 23 janvier, j'ai passé le premier entretien d'embauche "important" de toute ma vie.
Il a duré à tout casser six minutes et s'est déroulé dans la quatrième dimension.
Je ne vais pas revenir sur le pourquoi du comment j'y étais, ni vous donner l'adresse des bureaux, mais seulement préciser que j'étais prévenue la veille pour le lendemain, que j'avais bizarrement super bien dormi et que j'y allais le coeur léger.

Rien de franchement dramatique dans cette histoire, pas de chute spéciale à attendre à la fin, ni de rebondissements extraordinaires, non, juste deux adultes assis dans un bureau qui discutent.

A la limite, la seule chose que je puisse dire de cet entretien, c'est que je rencontrais un des plus gros producteurs de film israélien, que je ne savais absolument pas quoi répondre à ce grand méchant loup, parce que je comprenais seulement 43% de ce qu'il disait...

Il a beau faire encore des films en 2014, le grand méchant loup est resté coincé dans les années 90. Il suffit de regarder, ses fringues, son téléphone, tout en fait...
Son bureau fait quatre mètres de long, 95% recouverts de paperasse, les cinq derniers pour cent sont destinés à son ordinateur, un PC tout pourri, dont l'écran mesure au moins 1 mètre de profondeur, avec un clavier aux touches illisibles et dont la souris fatiguée ne roule plus sur le tapis, elle rampe !
Il fume cigarette sur cigarette, personne n'a du le mettre au courant que depuis quelques années déjà, on ne peux plus fumer dans les lieux publics, ou c'est juste qu'il s'en fout peut-être...
Il fait un peu peur, il est grand, barbe blanche, cheveux courts même couleur, lunettes teintées, strabisme inexplicable (ce genre de strabisme où l'on ne sait pas quel oeil se barre en cacahuète, ni si le problème ne vient pas d'un manque de symétrie au niveau du nez, ou si juste en fait "il y a t-il vraiment un problème oui ou merde ?"), il a la voix de Jeanne Moreau, plus Moreau que Jeanne d'ailleurs et a le même rire que l'Oncle Ben's sauf qu'il n'a pas l'air du genre à vouloir t'inviter à manger une plâtrée de riz chez lui.

Après les banalités passées lors des deux premières minutes d'entretien (depuis combien de temps es tu Israel? tu parles bien anglais? tu as de l'expérience dans la production? comment ça va la famille hamdoula?) nous passons aux choses sérieuses: le salaire.
Mais depuis quand diable demande-t-on à quelqu'un combien il veut être payé par mois? 
Et pourquoi diable personne ne m'a prévenu qu'il allait me poser cette question?

Pas de panique, j'ai sauvé les meubles! Pour gagner du temps, j'ai d'abord prétendu ne pas avoir compris la question, mais le malin l'a reformulé en anglais pour être sûr de bien se faire comprendre. 
J'ai sorti alors un "7 000" (shekels) très naturellement, il a souri et m'a proposé le même chiffre mais avec 2 000 de moins, j'ai répondu sans réfléchir un "oui" enthousiaste et surtout complètement con... Une fois la connerie faite j'ai essayé de me rattraper en lui demandant net ou brut? Ce qui revenait exactement au même, puisque que net ou brut je n'avais même pas essayé de négocier une demi seconde!

Un sage m'a dit un jour "you live, you learn".

Rien à foutre! Au diable les varices! J'ai un travail qui me plaît et le sentiment d'être au service d'un cinéma indépendant qui se bat tous les jours pour sa survie, au milieu de vrais grands méchants loups: deux producteurs-distributeurs-magouilleurs qui raflent tout sur leur passage ! 

Moi, les grands méchants loups ne m'ont jamais fait peur, c'est les faibles agneaux qui les fuient qui me foutent plus la frousse...